Le peintre Bernard Mandeville, dont le parcours artistique a débuté en 1935 pour s’achever en 2001, s’est vu précéder dans ses nom et prénom par un auteur fameux du 17ème siècle, le père de la célèbre « fable des abeilles », véritable manifeste des idées libérales qui fécondèrent la politique et l’économie. Cet autre Bernard Mandeville enseignait que les hommes devaient être comme les abeilles : concourir au bien collectif tout en recherchant la satisfaction de leurs ambitions et pulsions individuelles. L’individualisme, dans une société bien organisée, tend au développement commun, expliquait ce premier des Mandeville.
Cet héritage purement nominatif ne semble pas avoir pesé sur les épaules de notre Bernard Mandeville. D’autant que son œuvre singulière a contribué au bien commun des arts plastiques. Séduit par les gris tendres et les paysages brumeux de Rouen, sa ville natale, il peint très jeune des vues de la Seine dans un style proche de celui de Joseph Delattre. Réfugié pendant la guerre en Auvergne, il enrichit sa palette tout en l’assombrissant, se plaçant dans le sillage de Nicolas de Staël.
En 1968, il s’installe à Paris et développe un langage propre, radicalement abstrait mais inspiré de formes organiques, de roches, de coquillages. Notre œuvre en est un parfait et fluide exemple, d’une abstraction lyrique et sobre à la fois. Les subtils coloris y ont des allures de pastels, de couleurs tendres mais de présence affirmée.
Par la suite, Mandeville ira vers des recherches plus géométriques, redécouvrant les charmes des angles droits et des constructions charpentées.
De ce cheminement artistique de plus de soixante ans, on peut tirer une conclusion simple : rien n’est plus difficile à réussir qu’un tableau abstrait.
Autant un artiste figuratif, avec un peu de savoir-faire, peut donner l’illusion qu’il maîtrise son sujet, autant l’amateur éclairé voit au premier coup d’œil les faiblesses d’une œuvre abstraite. Le moindre écart de pinceau donne un résultat gourd, gênant sans qu’on sache trop définir pourquoi. On peut pointer du doigt tel ou tel détail d’un tableau et sentir qu’à cet endroit-là, quelque chose ne va pas, ne s’harmonise pas avec le reste, dans la couleur ou dans la forme.
Il suffit d’observer l’œuvre de Mandeville ici présentée pour constater ce qu’est un artiste abstrait important : quelqu’un qui innove et surprend mais qui parvient à un équilibre sans suivre pourtant aucune des recettes de la peinture qui l’a précédé.
Bernard Mandeville a fait de son vivant l’objet de nombreuses expositions, notamment en 1982 à la fondation Gulbenkian à Lisbonne et a travaillé avec de nombreux écrivains et poètes dans un souci d’interdisciplinarité. Il est en train d’être redécouvert et placé à sa juste valeur : une des plus significatives et fertiles de l’abstraction française de la deuxième moitié du vingtième siècle.
Comme l’écrivit le poète Eugène Guillevic au sujet de ses collages : « Plus ou moins de couleur / de champs labourés. / On ne sait d’où ils sont venus / Mais qui ont rapport / Avec la terre, / Avec son grain et son espace. » Mais Guillevic percevait aussi les mises en garde de Mandeville, qui résonnent fortement aujourd’hui : « Dans cette planète / En voie de toute réalité de se trouver, / La sécurité / N'est pas assurée. / On y serait / souvent en sur plomb / Au-dessus d'abimes / Prometteurs / De très longues chutes, / Probablement / Sur des pointes ».
The painter Bernard Mandeville, whose artistic career began in 1935 and ended in 2001, was preceded in name and surname by a famous author of the 17th century, the father of the famous "Fable of the Bees", a true manifesto of liberal ideas that inspired politics and economics. This other Bernard Mandeville taught that men should be like bees: contribute to the collective good while seeking the satisfaction of their individual ambitions and impulses. Individualism, in a well-organized society, leads to the collective improvement, explained this first of the Mandevilles.
This purely nominative heritage does not seem to have weighed on the shoulders of our Bernard Mandeville. Especially since his singular work has contributed to the common good of the plastic arts. Seduced by the soft grays and misty landscapes of Rouen, his native city, he painted views of the Seine at a very young age in a style close to that of Joseph Delattre. After taking refuge in Auvergne during the war, he enriched his palette while darkening it, following in the footsteps of Nicolas de Staël.
In 1968, he moved to Paris and developed his own language, radically abstract but inspired by organic forms, rocks and shells. Our work is a perfect and fluid example, of a lyrical and sober abstraction at the same time. The subtle colors are like pastels, soft colors but with a strong presence.
Later on, Mandeville moved towards more geometrical research, rediscovering the charms of right angles and structured constructions.
From this artistic journey of more than sixty years, we can draw a simple conclusion: nothing is more difficult to achieve than an abstract painting.
Whereas a figurative artist, with a little know-how, can give the illusion that he has mastered his subject, the enlightened amateur sees at first glance the weaknesses of an abstract work. The slightest deviation of the brush gives a clumsy, awkward result without one being able to define why. One may point to such and such a detail of the painting and feel that at that place, something is not right, not in harmony with the rest, either in the color or in the form.
It is enough to observe the work of Mandeville presented here to see what an important abstract artist is: someone who innovates and surprises but who achieves a balance without following any of the formulae of the art that preceded them.
Bernard Mandeville has been the subject of numerous exhibitions during his lifetime, notably in 1982 at the Gulbenkian Foundation in Lisbon, and has worked with many writers and poets in an interdisciplinary way. He is being rediscovered and placed at his true value: one of the most significant and fertile French artists of abstraction of the second half of the twentieth century.
As the poet Eugene Guillevic wrote about his collages: "More or less color / Of plowed fields / One does not know where they came from / But they have to do / With the earth, / With its grain and its space." But Guillevic also perceived Mandeville's warnings, which resonate strongly today: "In this planet / On the way to any reality to be found, / Security / Is not assured. / One would be there / Often in over lead / Above abysses / Promising / Very long falls, / Probably / On spikes".
Or in French : « Plus ou moins de couleur / de champs labourés. / On ne sait d’où ils sont venus / Mais qui ont rapport / Avec la terre, / Avec son grain et son espace. » Mais Guillevic percevait aussi les mises en garde de Mandeville, qui résonnent fortement aujourd’hui : « Dans cette planète / En voie de toute réalité de se trouver, / La sécurité / N'est pas assurée. / On y serait / souvent en sur plomb / Au-dessus d'abimes / Prometteurs / De très longues chutes, / Probablement / Sur des pointes ».